Il y a quelques années j’ai défendu, sur ce blog, le roman de Yasmina Kahdra, “Qu’attendent les singes” . J’ai pensé et je pense toujours que c’est l’un des meilleurs romans algériens écrit sur la tragédie des années 90.

Malheureusement, c’est avec une grande déception que je viens de terminer la lecture de son dernier roman “Les vertueux” qui était annoncé par l’auteur même comme étant son meilleur texte.

Les vertueux est la parfaite illustration d’une littérature de colonisé qui raconte une mémoire travestie qui plait au lectorat français. Et c’est ce qui explique l’écho favorable à ce roman dans les médias français…mais pas en Algérie.

Le récit des vertueux développe une trame classique du héros poursuivant sa quête, avec des méchants qui vont le pourchasser pour essayer de lui nuire et des gentils qui vont l’aider à s’en sortir et à atteindre son but. Un récit d’aventures classique … mais !

Mais … le roman se déroule en Algérie durant la colonisation française… et le choix du sens de la quête du héros, de l’identité des bons et des méchants est lourd de sens selon qu’on se positionne d’un coté ou de l’autre de la colonisation.

Originalité du récit

Les “Vertueux” s’ouvre sur une transaction entre le puissant Caid Brahim et Yacine le berger qui va boulverser la vie de ce dernier. Afin d’épargner à son fils la mobilisation forcée pour la guerre en France, le Caid Brahim impose à Yacine de prendre la place de son fils Hamza en contrepartie de la prise en charge de sa famille et d’une promesse financière à son retour. Yacine résigné accepte l’offre et devient Hamza le Turcos.

Si l’intrigue vous semble familière c’est qu’elle rappelle la trame du roman “Masri, l’homme du delta” الحرب في بر مصر de l’auteur égyptien Youssef El-Qaid paru en 1978 et qui relate le même chantage dramatique pour cet échange d’identité dans un village en Egypte durant la guerre d’octobre. Ce roman a d’ailleurs été brillamment adapté au cinéma par le réalisateur Salah Abu Seif sous le titre Citoyen Masri  مواطن مصري avec l’acteur Omar Sharif . 

Le choix du héros des bons et des méchants 

Le roman de Khadra est centré sur le personnage de Yacine le berger. Cet anti-héros est un personnage passif et résigné qui subit les injustices et les manigances sans réactions dans une soumission totale. Il deviendra, tour à tour, tirailleur dans l’armée française sans le vouloir, fugitif sans famille, insurgé sans conviction, commerçant sans le sens des affaires, prisonnier sans rève d’évasion, pour finir sa vie sans regret ni rancoeur … à Kenadsa. 

Les méchants qui vont le pourchasser, martyriser sa famille, le trahir et tuer ses compagnons sont exclusivement des Algériens : les Caïds, ces auxiliaires de la colonisation française. Quant aux français, ils ont le beau rôle dans ce roman, on oublierait presque qu’ils sont les colonisateurs. Ils apparaissent comme les sauveurs de notre héros pour lesquels Yacine n’oubliera jamais d’exprimer sa profonde gratitude, tel pour son adjudent-chef Gildas, le pied noir d’Alger ou son directeur de prison, le colonel, que le caporal Yacine n’oubliera pas de saluer d’un fier salut militaire à sa sortie de prison.

Le choix de la quête de l’anti-héros colonisé

Étrangement, la quête du héros de Khadra cet anti-Algérien est de trouver la paix après avoir pardonné à tous ceux qui l’ont offensé …  sous son “étoile du berger”(!)

N’est-ce pas étrange que le héros des vertueux, qui se laisse emporter par les péripéties qui s’abattent sur lui dans une Algérie colonisée ne poursuive pas des rêves de liberté et d’indépendance pour son pays? Il ira faire la guerre pour la France, tuer des Allemands sans questionner le sens de son combat. Il subira le racisme dans les rangs de l’armée française et l’adversité de l’Algérie colonisée sans ressentir de haine, ni envie de révolte.

D’ailleurs cet échange entre Yacine le caporal et ses camarades montre l’aliénation de ce personnage colonisé qui croit s’être battu pour l’honneur et la liberté aux cotés de son frère, le français. 

  • “Tu penses qu’on se souviendra de nous?
  • Certains sans doute, d’autres pas, et ceux-la seront nombreux.
  • Nous nous sommes battus avec la même bravoure, tirailleurs, zouaves, sénégalais, alliés, Français, Indiens, tous comme des frères pour l’honneur et la liberté.
  • Tout le monde le sait Hamza.
  • Alors pourquoi ne se souviendraient-on pas de nous autres?
  • Parce que c’est comme ça. Si nous avons été égaux dans le martyr, l’histoire ne retiendra que les héros qui l’arrangent. 

Le choix des insurgés contre la colonisation

D’un autre coté, le personnage de Zorgane dit Zorg, cet’ intrépide Turcos qui veut venger les siens et libérer son pays de la France, celui qui deviendra, après son retour de la guerre, chef de révolte pour défendre l’honneur et la liberté de son peuple, est décrit par Khadra comme un analphabète peu intelligent, coléreux, rancunier et bagarreur ; et son martyre, décrit sans gloire, est causé par des Algériens… bien sûr.

Il faut dire que, dans ce roman, Khadra a tout fait pour ne pas salir la main de la France du sang des Algériens. Les Algériens meurent sous les balles des Allemands et des sévices des Caids mais pas des mains des français.

Khadra qui voulait rendre hommage à la mémoire des tirailleurs a étrangement oublié de rappeler le drame des révoltes contre la mobilisation forcée. Les tirailleurs envoyés au front ne l’ont pas fait de gaité de coeur ou pour défendre la liberté et l’honneur comme l’insinue Khadra. Soumis au statut de l’indigénat, ils n’avaient tout simplement pas le choix, tiraillés entre la misère et la famine d’un coté, et la répression de l’armée française coloniale de l’autre. Les Algériens qui se sont révoltés contre la circonscription forcée pour la guerre, notamment les révoltes des Beni Chougrane à Mascara en 1914 et des Aures en 1916 ont été réprimées dans le sang par l’armée française faisant des centaines de morts(1).

Khadra l’ex officier de l’armée nationale, ne connait-il pas l’histoire du chef de la révolte des Aures de 1916, le martyre Mohammed Ben Noui dit « Zerguini” (2) exécuté par la France sur la place publique de Ain Touta (Batna)?

Mais ces faits historiques, qui ne coïncident pas avec la trame de ses vertueux colonisés, ont été “oublié” par l’auteur pour épargner à la France le mauvais rôle et faciliter la quête du pardon à son héros.

Quels vertueux?

En faisant le choix de présenter les tirailleurs durant la guerre 14-18 sans mentionner le drame des révoltes des tribus contres la circonscription forcée de leurs enfants pour cette guerre et qui ont été opprimées dans le sang, le choix de présenter les insurrections du début du 19eme siecle comme des batailles algéro-algériennes entre paysans et Caids, le choix de présenter les français pieds-noirs et collons comme les bons sauveurs du héros et enfin le choix du pardon comme quête ultime de l’Algérien colonisé, montrent clairement que dans ce roman, Khadra s’est aligné au discours officiel français et a tourné le dos à la mémoire de son peuple … pour se positionner du mauvais coté de la colonisation… loin, très loin des vertueux.

Sources

(1) Ageron, C.-R., 2005. Les troubles insurrectionnels du Sud-Constantinois novembre 1916 – janvier 1917, in: Genèse de l’Algérie algérienne, Histoire du Maghreb. Éditions Bouchène, Saint-Denis, pp. 89–106.

(2) Tengour, O.S., 2014. La révolte de 1916 dans l’Aurès, in: Histoire de l’Algérie à la période coloniale, Poche / Essais. La Découverte, Paris, pp. 255–260. https://doi.org/10.3917/dec.bouch.2013.01.0255